A cause des troubles liés à la Révolution française, Julie est contrainte de fuir son village natal en mai 1791. A 40 ans, elle n’avait jamais quitté Cuvilly, ses parents et sa famille. Durant trois ans, elle fuit et se cache. Bien qu’elle reçoive la protection de quelques bienfaitrices qui prennent des risques énormes en la cachant et l’aide de sa nièce Félicité qui l’accompagnera sur le chemin de l’exil, cette période est la plus sombre de sa vie.
Pourtant la souffrance et les grandes difficultés n’enlèvent rien au fait de sa confiance en Dieu.
- Janvier à mai 1791 : Troubles religieux à Cuvilly
Quand la Révolution éclate à Paris en juillet 1789, Julie fête ses 38 ans. Elle est paralysée déjà depuis plusieurs années : en 1782, Julie avait été touchée par une épidémie que les médecins de l’époque croyaient pouvoir guérir par d’abondantes saignées qui, peu à peu, lui enlevèrent l’usage des deux jambes. Ce fut pour elle un temps de profonde croissance spirituelle. Clouée dans son lit, Julie prie beaucoup et continue son œuvre de catéchiste en accueillant des villageois parmi lesquels ses bienfaitrices. Julie ouvrait des chemins de totale confiance en Dieu aux habitants de Cuvilly, déboussolés par les idées nouvelles et les tourments liés à la Révolution.
C’est en 1791 que les troubles éclatent à Cuvilly. Le 12 juillet 1790, la France adoptait un nouveau décret, la « Constitution civile du clergé » : le clergé devenait un corps de fonctionnaires payés et choisis par l’Etat ; ceux-ci devaient prêter un serment de fidélité à la nation. Les prêtres avaient jusqu’au 1er janvier 1791 pour prêter serment.
Illustration qui montre comment obliger les prêtres à prononcer serment de fidélité à la nation.
Le 9 janvier 1791, l’abbé Dangicourt, en place à Cuvilly depuis plus de 15 ans, et son vicaire Delaporte prêtent serment dans l’église paroissiale en ces termes :
« Je jure de veiller avec exactitude sur les fidèles qui nous sont confiés, d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi et de soutenir, de tout notre pouvoir, la Constitution décrétée par l’Assemblé Nationale et acceptée par le roi, en tout ce qui ne sera pas contraire à la religion, étant écrit dans la suprême loi : rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. »
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Texte du serment des prêtres Dangicourt et Delaporte, 9 janvier 1791 (expédition au Département le 16 janvier 1791), Bibliothèque Municipale de Compiègne (B. M. C.), Mss 169, pièce 36. Cliquez pour agrandir l’image.
Ce serment est considéré comme mauvais par le district. En s’opposant aux idées de la Révolution, l’abbé Dangicourt et son vicaire deviennent ennemis de l’Etat.
Invités le 29 janvier à refaire leur serment par les autorités compiégnoises, les deux hommes s’y refusent.
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Lettre autographe du curé Dangicourt regrettant de ne pas se rendre à Compiègne, 4 avril 1791, B.M.C., Mss 169, p. 47. Cliquez pour agrandir l’image.
A la différence de la plupart des autres cas, les deux ecclésiastiques trouvent un solide appui dans la masse de leurs paroissiens et dans la municipalité du village : les notables de Cuvilly présentent au District, le 12 mars, une pétition pour garder leurs curé et vicaire, et les salarier par une contribution volontaire tandis que la municipalité de Cuvilly demande au district de garder son curé : «… la perte d’un pasteur que les habitants de Cuvilly considèrent comme un père serait pour eux un sujet d’affliction que nous voudrions éviter …». Finalement la cure est déclarée vacante et l’ancien cordelier compiégnois, Jean-Baptiste Rollet, est investi le 8 mai de la lourde tâche consistant à remplacer l’abbé Dangicourt.
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Proclamation des prêtres élus aux cures vacantes, 9 mai 1791, Archives Municipales Compiègne, P4 dossier 18-24, cultes. Cliquez pour agrandir l’image.
Dès son arrivée le 15 mai à Cuvilly, le nouveau curé reçoit des lettres anonymes de menaces, tandis que la réception municipale est des moins chaleureuses. Le 24 mai, il envoie un appel au secours au district dans une lettre.
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Retranscription d’un extrait du Registre des Délibérations du Directoire du District de Compiègne, 25 mai 1791, Archives Départementales de l’Oise – Série L. Cliquez pour agrandir l’image.
Le district dépêche alors trois de ses membres accompagnés de détachements de la garde nationale et du régiment du Berry pour aller rétablir l’ordre à Cuvilly. On arrête l’ex-vicaire Delaporte ainsi que plusieurs habitants considérés comme meneurs des troubles. Trois de ces prisonniers, les Guilbert et Lanvin, sont de la parenté de Julie. Les prévenus, Delaporte vicaire et François Lanvin maçon, sont conduits devant le tribunal du Département de l’Oise tandis que les Guilbert sont renvoyés à Cuvilly sous la surveillance de la municipalité. Finalement, les prévenus bénéficient de l’indulgence du Tribunal. Le calme semble rétabli dans la paroisse de Cuvilly où un nouveau maire est bientôt élu.
L’abbé Dangicourt serait parti pour le mont Valérien, en juin 1791, il meurt à Paris en octobre de la même année. L’abbé Delaporte, de retour au village, aurait continué à dire la messe dans la chapelle du château de Séchelles. On ignore où il séjourne entre 1791 et 1829, date à laquelle on le retrouve curé à Ressons-sur-Matz.
Quant à Julie, elle souffre de plus en plus mais sa confiance en la bonté de Dieu ne fait que se renforcer. Elle devient un tel exemple de confiance et de fermeté dans la foi que les forces révolutionnaires voient en elle une menace.
« Julie eut le bonheur de préserver du schisme beaucoup de personnes qu’elle instruisait quand elles venaient la voir. » (Abbé Trouvelot, 1820)
« Et telle fut l’estime que les villageois avaient conçue pour la pauvre infirme que lorsqu’ils se virent privés de leur pasteur légitime, ils consultèrent Julie pour savoir s’ils devaient obéir au prêtre constitutionnel. Forte dans sa foi, elle empêcha tout ce peuple de sombrer dans le schisme, ce qui lui a valu la persécution des partisans de la révolution. » (Sr Thérèse de la Passion, 1881)
Il est intéressant de noter qu’en 1793-94, Cuvilly reste l’une des communes du district les plus récalcitrantes à la déchristianisation ; l’agent national Bertrand déplore les « regrets du culte » manifestés par les habitants et leur reproche «leur opiniâtreté et leur entêtement pour le régime superstitieux et fanatique».
- Chemin de l’exil
Mai 1791 : Julie trouve refuge à Gournay-sur-Aronde
Persécutée à cause de sa prise de position vis-à-vis des “prêtres constitutionnels” (ceux qui ont prêté serment de fidélité à l nation), Julie est contrainte de fuir Cuvilly et de se cacher. Madame de Pont l’Abbé dont le château se trouve à Gournay-sur-Aronde lui offre l’hospitalité en prenant des risques énormes comme tous ceux qui voulaient aider les personnes non désirées. « Cette dame, qui venait autour du lit de Julie à Cuvilly et dont elle est extrêmement aimée, pour la soustraire à la persécution, vient la chercher dans sa voiture et la mène au château. » Elle en prend soin jusqu’au moment où la fureur de la Révolution la contraint elle-même d’abandonner son château. Julie est accompagnée de sa nièce, Félicité, âgée de 16 ans mais ne reverra plus son père, décédé alors qu’elle était à Compiègne, et apercevra une dernière fois sa mère quand elle fut transportée de Compiègne à Amiens.
Château de Gournay-sur-Aronde
Julie demeure approximativement un an chez Madame de Pont l’Abbé. Tourmentée elle-même, Madame de Pont l’Abbé doit fuir en Angleterre avec d’autres aristocrates émigrés, où elle meurt, laissant Julie et sa nièce Félicité, à la garde du concierge, Monsieur Camus. Celui-ci, gendre du régisseur de la famille de Pont l’abbé, vient d’acquérir, comme bien national, la ferme du château régie par son beau-père. Selon le Père Charles Clair, Monsieur Camus et Julie deviennent très vite amis. Malgré ce gage donné à la Révolution, Monsieur Camus ne paraît pas avoir été un chaud partisan des idées du jour ; car il témoigne à la « fanatique dévote » un respectueux attachement dont le souvenir s’est précieusement conservé dans sa famille.
Chronologie du château de Gournay-sur-Aronde, cliquez ici.
D’après le témoignage du Père Sellier, «quand les révolutionnaires vinrent s’emparer du château et mettre la séquestre sur tout ce qu’il renfermait, les domestiques conduisirent Julie sur une charrette remplie de différentes pièces de meubles (d’autres dépositions parlent d’une charrette de foin) jusque sur la place de Compiègne où une famille charitable dont on ignore le nom en eut compassion»
Ce devait être en avril 1792, comme le rappelle un graffiti sur le mur du château.
Graffiti du château de Gournay, mur latéral : souvenirs, en particulier, des troupes qui y furent cantonnées à l’époque révolutionnaire : « le 2ème bataillon de la Haute-Vienne foutra le bal aux aristocrates – 1792 La Nasion – 1794 Hemeri ».
Les patriotes des environs voulaient-ils s’en prendre uniquement à Julie, « la dévote », ou à Madame de Pont l’Abbé, dame noble qui la protégeait? On peut s’étonner qu’une paralysée puisse être suspecte pour des révolutionnaires. Mais il ne faut pas minimiser les incidents du 25 mai 1791 à Cuvilly ; parmi la population opposée à l’arrivée du prêtre constitutionnel, il y avait les Guilbert et Lanvin qui sont de la parenté de Julie. Elle-même était connue à Cuvilly comme une fervente chrétienne en relation avec des prêtres non-constitutionnels ; et, qui plus est, elle eut partie liée avec des nobles, les de Pont l’Abbé, qui avaient émigré. D’où les attributs de dévote… fanatique… suspecte.
Avril 1792 : Julie est abandonnée à Compiègne
Julie transportée dans une charrette de foin avec sa nièce.
Selon le témoignage de l’abbé Trouvelot, curé de Ressons-sur-Matz, Julie et Félicité reçoivent l’hospitalité des demoiselles de Chambon, qui auraient habité rue des Grandes Ecuries. Nous ne savons presque rien de ces demoiselles, à part la bravoure dont elles ont dû faire preuve pour accueillir une étrangère bien mal à point !
« J’étais un étranger et vous m’avez accueilli. » (Mt 25, 35)
A Compiègne, la santé de Julie se détériore vite. Tout-à-fait paralysée, elle perd l’usage de la parole.
Poursuivies et indésirables, Julie et sa nièce changent plusieurs fois de logis en deux ans et demi mais comme le signale Sr Marie-Francine Vanderperre, les Archives de Compiègne n’ont pas gardé le souvenir de la réfugiée qui n’a pas défrayé la chronique locale. Seuls, un billet de la Carmélite Mère Henriette de Croissy cite les noms de Julie et Félicité, et une liste de réquisition pour la farine dressée en 1794 signale Julie et sa « niesse », rue Dufour.
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Lettre (entre 1792-1794) de Mère Henriette de Croissy, Carmélite. Arch. dép. Q, FF1 n°50. Comme on le découvre dans cette lettre, Julie est en relation avec les Carmélites de Compiègne par sa nièce Félicité qui lavait, semble-t-il, le linge pour elles. En 1793, Julie reçoit plusieurs visites du Père de Lamarche qui connaissait aussi les Carmélites de Compiègne. Comme elles, Julie s’offre à Dieu pour sauver la France et les chrétiens ; elle souffrira profondément de leur mort violente à Paris en juillet 1794. Cliquez pour agrandir l’image.
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Registre de réquisition avec signature du citoyen Cardon et datation du 27 mai 1794. Cliquez pour agrandir l’image.
Octobre 1794 : Julie est accueillie à Amiens
En octobre 1794, Madame Baudoin qui passait autrefois ses étés à Cuvilly fait venir Julie à Amiens à l’hôtel Blin de Bourdon, où elle loue un appartement pour elle-même et ses trois filles. Elle espére que la présence de l’infirme lui apporte force et courage après la mort de son père et de son mari sur l’échafaud.
« Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un indigène du milieu de vous; vous l’aimerez comme vous-mêmes, car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. » (Lévitique 19,34)
- Les Sœurs de Notre-Dame de Namur ont aussi été des étrangères, des nouvelles arrivées.
En 2 février 1806, durant le chant du Nunc dimittis, Mère Julie a une vision de l’apostolat futur de la congrégation qui passerait les mers et porterait au monde le message de la « Bonne Nouvelle ».
« Comme tant d’autres congrégations internationales, nous avons voyagé bien au-delà de nos racines. Des Sœurs sont entrées dans des groupes sociaux, des quartiers et des pays où elles étaient des étrangères. » Newsletter du l’équipe du leadership de la congrégation (CLT), Mars 2019.
« Notre histoire révèle qu’une vision étriquée de la mission et la crainte d’être critiquées (que pensait-on de nous ?) nous a empêchées d’accueillir comme membres des habitants du lieu. Heureusement nos yeux et nos cœurs se sont ouverts. […] Le partage d’événements de notre vie permet d’effacer notre complexe d’étranger, d’accueillir celle qui se trouve à nos côtés et d’ouvrir nos cœurs. » Newsletter du CLT, Mars 2019.
- Les Sœurs de Notre-Dame de Namur accueillent aussi des réfugiés.
Dans cette tradition, remarquons ce que les sœurs reconnues « Justes parmi les nations » ont accompli pour sauver des juifs durant la guerre.
Aujourd’hui, encore, de nombreuses sœurs de Notre-Dame de Namur accueillent et soutiennent des réfugiés et des migrants, comme Sr Marie-Dominique Kohler qui vit en Suisse et donne des cours d’allemand aux réfugiés.
Pour lire le témoignage de Sr Marie-Dominique Kohler, cliquez ici. http://sndden.be/soeur-marie-dominique-kohler
« Ainsi donc vous n’êtes plus des étrangers, ni des hôtes ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu. » Eph. 2, 19.
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